I
«
Hilje, reviens, c’est dangereux ! » Cria-t-elle, le sourire aux lèvres. Les yeux de l’enfant ne voulaient cependant voir qu’elle-même marchait sur un terrain périlleux. Jamais ils ne purent rattraper l’animal si vivace et effrayé, jamais même ils ne l’avaient espéré. Le soleil se frayait un chemin à travers le feuillage des arbres dansant au gré du vent. C’était une belle journée. La jouvencelle rattrapa enfin son jumeau, fatiguée de cette course. Il était toujours fier de ses escapades, et la défiait toujours de le suivre. Ses petits doigts dodus s'agrippaient fermement à un tronc. Avec ce sol, elle craignait de tomber. Cependant, elle n’avait pas envie aujourd’hui de se chamailler avec lui ; peut-être avait-elle compris que cela n’y changerait rien. Alors la jouvencelle se retourna, une moue mécontente sur le visage. Ils étaient allés loin aujourd’hui et il était certain que leur mère allait leur en toucher deux mots. Un coup de vent fit frissonner l'enfant qui se recroquevilla sensiblement sur elle-même, Era frotta son nez d'un geste léger avec le dos de sa main.
Puis le sol lâcha sous leurs pieds. La fillette, surprise, ne lâcha aucun son alors que son corps dévalait la pente qu’auparavant elle surplombait. Elle se heurtait à des branches basses, s’éraflait avec le feuillage mais sa seule inquiétude était son frère. Après quelques instants, la forêt redevint calme. Lorsque les deux marmots se remirent de leur frayeur, ils constatèrent leurs blessures avec un certain désarroi, puis avec un air amusé. Du sang coulait doucement du visage d’Era mais ce n’était que peu important ; elle l’essuya avec sa manche. Son frère lui souriait enfin.
Elle ne garda que cette image, ce visage souriant un matin de printemps à Valgjärve.
Le soleil était encore haut dans le ciel lorsque la petite fille passa le pas de sa porte. Sur la pointe des pieds, pour ne pas déranger son patriarche dans la salle adjacente. Elle savait son père, médecin du village, au travail et que celui-ci avait besoin de calme. Leur famille était respectée au village et réputée pour être exemplaire. Elle traversa alors le salon, arriva dans le long couloir qui menait aux chambres. «
Era, où étais-tu encore passée ? » La douce voix pourtant froide avait percuté son esprit, la figeant un instant sur place. L’enfant, portrait craché de sa mère, baissa les yeux sans dire un mot. La femme l’empoigna par l’épaule et se courba pour placer son visage à sa hauteur.
«
Tu es encore allé t’aventurer dans les bois avec ton frère ! »
A ces mots, la fillette s’empourpra, entortillant ses doigts entre eux. «
Je… » Elle n’osa continuer, de peur de fâcher plus qu’il n’était sa mère. Celle-ci soupira, observant la coupure au niveau de sa joue, puis se redressa. «
Tu es sale. Va te débarbouiller et te changer. »
La fillette ne se le fit pas répéter deux fois et s'éclipsa en vitesse.
Son existence, bien que particulièrement modeste, était empreinte de petits bonheurs qui faisaient pétiller les yeux de la jeune fille. Quelques heures plus tard, Era sorti de sa chambre, passant devant la chambre d’Hilje. Bien évidemment, il n’était point présent, ainsi elle ne s’arrêta pas et descendit l’escalier. Lorsqu’elle passait ainsi, elle avait toujours un regard vers sa chambre. Une habitude. Son professeur jouait du piano dans le salon en l’attendant, et la douce mélodie retentit jusqu’à ses oreilles. Dans toute bonne famille, une fillette de huit ans se devait de jouer d’un instrument. Elle la rejoignit alors, s’asseyant côté d’elle. Les yeux de l'enfant brillaient de véhémence ; elle aurait voulu être aussi grande et belle puis, lorsqu’elle la remarqua que la mélodie s’était arrêtée, elle se redressa et posa ses prunelles sur la femme. «
A ton tour. » Fit-elle doucement, en lui montrant le clavier. Derrière eux se tenait son patriarche, semblant regarder minutieusement chaque geste de sa fille. Ou peut-être regardait-il autre chose, mais Era était bien trop jeune pour comprendre. Toutes les semaines, Eleonora venait lui donner un cours de piano.
«
Tu commences à bien te débrouiller. » Lâcha le professeur après l’heure de cours.
Son fin sourire avait illuminé le regard de la jouvencelle et, heureuse, elle resta un moment à la regarder. «
Bien. Maintenant, laisse-nous tranquille. » Ordonna son patriarche.
II
Ses affaires étaient soigneusement pliées dans une valise que son patriarche s’acharnait à fermer. C’était une vieillerie familiale dont personne n’avait voulu prêter attention, jusqu’à aujourd’hui. Personne n’en avait eu le besoin, après tout. Il grognait dans sa courte barbe grise ; son dos le tiraillait encore. La jeune adolescente profita de cet instant et fit une dernière étreinte à son frère, sa mère. Malgré tout, elle demeurait triste. Quitter Valgjärve n’allait pas être facile, mais Era l’avait tant voulue que rebrousser chemin n’aurait eu aucun sens. Elle avait été prise dans une célèbre école à Tallinn, dans le domaine de la médecine ; une opportunité qu’elle ne devait guère laisser filer. Une fois fermée, la fameuse valise se fit enfermer dans le coffre de la voiture, prête à démarrer. La jeune fille l’avait suivi du regard, pensive. De brèves phrases d’au revoir, puis elle monta dans la voiture.
La vie là-bas était totalement différente, mais la jeune étudiante ne mis que peu de temps pour s’y habituer. Elle ne pouvait rentrer chez elle que lors des vacances, et cela lui convenait.
Même si elle avait eu un parcours brillant jusqu’à lors, elle n’excellait ni n’était mauvaise dans ses études ; il fallait se rendre à l’évidence qu’Era était bien plus occupée à sortir avec ses amis qu’à réviser ses cours. Ce fut sûrement à cette période qu’elle se forgea son caractère si particulier. Elle découvrit les premiers flirts, les premiers petits boulots. L’étudiante profitait de sa vie, sans pour autant oublier de prendre des nouvelles de sa famille de temps à autre. Mais elle était trop loin pour en savoir plus que les formalités. Partir loin n’était pas, au début, une volonté propre.
Il était vrai que le père avait poussé la fille à suivre cette voie, à aspirer à devenir médecin. Il en faisait d’ailleurs une fierté familiale et ne se lassait guère de le répéter aux invités et patients. Il mettait tout en œuvre pour son bien-être, pour qu’elle réussisse ses études. Au moins, les nombreuses heures passées dans son cabinet en sa compagnie avaient conduit Era à y trouver là un réel intérêt. Plus qu'une occupation, il s'agissait là d'une réelle passion.
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«
Où est-il ? » Demanda-t-elle, le sourire aux lèvres. Il s’envola bien vite. Les vacances étaient là, et Era en avait profité pour retourner à son domicile familial. Cela faisait dorénavant un moment qu’elle était arrivée, mais elle n’avait toujours pas aperçu son frère. Il n’était pas dans sa chambre lorsqu’elle y avait jeté un œil. Et la question resta sans réponse, comme de trop. Ses parents se regardèrent. Elle avait pourtant bien entendu les mots confus de son père, les excuses de sa mère mais elle ne voulait les comprendre pleinement. Les bras ballants, son esprit et son cœur étaient les victimes d'un vide glacial. La jeune fille resta un instant silencieuse, puis fini par demander des détails auxquels elle n’obtenu que de vagues réponses. Comme habituellement.
Cette question resta en suspens, accrochée à ses lèvres.
Assise à son bureau, Era révisait ses cours, casque sur les oreilles, sans y porter réelle attention. Elle ne voulait rien entendre de plus. Elle allait repartir demain pour Tallinn, et finalement, elle n’avait pas eu le courage de demander plus d’explication à ses parents. Elle n’était pas sortie de sa chambre, ne voulait pas revoir ses anciens amis. Son jumeau avait simplement fugué. Finalement, partir suite à un désaccord ou un mal-être, c’était toujours partir. Où était-il ? Etait-ce à cause d’elle ? Jamais l’idée de perdre son frère ainsi ne l’avait effleuré ; encore moins à seize ans. Era soupira, posa son stylo. Finalement elle avait été prise de court avec cette nouvelle. Il était vrai que son frère était devenu quelque peu distant ces derniers temps, mais cela ne l’avait guère inquiétée. Elle le savait débrouillard, de toute façon. Il n’y avait pas de raison de s’inquiéter, n’est-ce pas ?
Elle se laissa mollement tomber sur son canapé, quelques lettres à la main. Ce n’était pas très intéressant, et Era avait bien d’autres soucis en tête en cet instant. Malgré tout, elle daigna jeter un coup d’œil aux destinataires, arrêtant son regard sur l’un des papiers. Hilje lui avait écrit.
Cela devint une habitude. Era recevait une ou deux lettres de son jumeau chaque mois, lui indiquant qu’il se portait bien, qu’il ne reviendrait pas. Même si le discours ne changeait guère d’un pouce, la jeune adolescente se sentait rassurée au fond d’elle. Il ne l’avait pas oublié, et il se souciait d’elle. Mais en plus d’attiser sa curiosité sur les différents lieux d’envois, le désir de le revoir monta peu à peu en elle, devenant obsessionnel. Ses parents lui conseillaient de se concentrer sur ses études, et elle ne put que les écouter. Ils ne pouvaient que dire la vérité, après tout.
III
«
Je suis ici pour une conférence. Et toi ? » Avait-il lâché, vraisemblablement gêné de la rencontrer en ces lieux.
La jeune femme était visiblement aussi surprise que lui de le rencontrer dans cette ville, bien loin de son village natale ; et encore plus de son excuse vacillante. Elle le connaissait bien assez pour se douter que la vraie raison restât dissimulée sous des paroles sonnantes faux. Il se grattait la tête, pensif, et lançait de petits regards sur les côtés. Era était venue jusqu’à Narva pour revoir un ami, avec lequel elle avait passé la journée. Parmi la foule, elle avait reconnu un visage familier et n’avait hésité essayer d’en savoir plus. Là, son père, qui semblait déambuler sans réel but précis. Mais bien vite ils se quittèrent, le prétexte du manque de temps mis en avant, et malgré tout elle ne put aller au-delà des politesses. Peut-être lui aussi le cherchait-il. Ou alors... D’un mouvement de tête presque inconscient, Era chassa cette futile pensée.
La jeune femme avait décidé depuis un moment de retrouver de son jumeau, malgré les conseils de ses parents. Elle ne leur en avait d’ailleurs pas encore parlé. Ces lettres la rendaient folle ; une folie faite d’incompréhension et de frustration accumulées au fil du temps. Elle ne comprenait pas, elle n’y voyait là aucune logique. Les voyages qu’elle organisait à travers le pays étaient inutiles mais lui permettaient de garder un tant soit peu espoir quant à la possibilité de le revoir un jour. Et elle en était certaine, même, bien qu’Hilje stipulât dans chacune de ses lettres le refus catégorique de revenir. Ainsi, lorsqu’elle avait un peu de temps devant elle, Era le passait à tenter de remonter les pistes. Elle ne se découragea pas alors que les mois passèrent, sans rien.
Puis au fil des mois, ce manque se fit habituel. Era ne daignait plus ouvrir les lettres de son frère qui s’entassaient dans un coin de son appartement ; il fallait sûrement se rendre à l’évidence. Puis, ce ne fut qu’un souvenir. Presque oublié. La jeune diplômée avait fini ses études, et voulait dorénavant consacrer un peu de sa vie à l’humanitaire, à l’étranger. Peut-être voulait-elle simplement partir, elle aussi. Elle avait préparé ses affaires, et passait une dernière fois chez ses parents pour de simples formalités.
A croire qu’un vœu pouvait être exaucé.
Finalement, c’était la première fois qu’elle se baladait dans ces rues calmes depuis le départ de son frère. Cela faisait longtemps, ainsi la jeune femme prenait son temps avant de rentrer. Il était vrai qu’elle n’avait pas voulu retourner à Valgjärve, et peut-être aurait-elle dû revenir avant. Mais rien n’avait changé ; elle se voyait encore courir ici et là, trébuchant avec insouciance. Cette enfance était bien loin. La journée était belle.
«
[…] et j’espère que ça n’a pas été trop dur après la mort de ton frère. » Conclut Eleonora, qu’elle avait rencontrée, par hasard.
Un flottement, un silence interminable. «
Pardon ? » Avait bredouillé Era, surprise. Et brutalement elle en saisit le sens.
Un vide, peut-être, un apaisement inavoué, assurément. Elle avait couru jusqu’à sa maison, mais voulait trainer des pieds et ne jamais y arriver. Elle ne voulait plus les revoir mais voulait savoir. Comprendre, pour une fois. ''Nous avons fait cela pour ton bien''. Etait-elle triste ou furieuse ? ''Tu n’allais pas supporter son suicide'', disaient-ils encore et encore, comme pour se rassurer de la possibilité d’un deuxième malheur. ''Nous comptions de te le dire.'' Era se demandait comment elle avait pu être si naïve, comment on avait pu le lui cacher aussi longtemps. Elle avait été trop longtemps animée d’un désir impossible à satisfaire, voilé par la trahison de sa propre famille. D’un geste, elle sécha ses larmes sans écouter un mot de plus de ses parents.
Avancer. C'était ce qu'elle se disait à chaque fois. La jeune femme marchait au hasard dans la forêt bordant son village. Cela faisait longtemps qu’elle n’en avait pas foulé le sol, et, ces endroits étaient bien plus effrayants qu’avant. Ou du moins, elle en prenait conscience. Les heures défilaient mais cela n’était important. Au bout d’un moment elle fit demi-tour, résignée. Elle ne voulait plus avancer. Au loin elle voyait sa maison, dont toutes ses lumières étaient éteintes. Demain, elle agirait. Elle franchit alors un large portail auquel elle ne prit aucunement compte, malgré les différences qu'il présentait avec celui qu'elle passait normalement pour rentrer chez elle.
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Cela faisait un moment qu'elle avait atterri à Eden, à Etopia. Era marchait d'un pas traînant jusqu'à l’hôpital ; elle avait là un rendez-vous. Elle n'arrivait pas à s'habituer à cette nouvelle vie, pas encore. Passant les grandes portes automatiques, elle se dirigea vers un des nombreux bureaux. Elle frappa doucement à l'un d'eux, puis entra.
«
Vous êtes là pour le poste ? »
D'un hochement de tête, la jeune femme répondit par l'affirmative.