C'est un soir de mai dans les Rocheuses qu'Ana Orson, colombienne d'origine, donna naissance à deux frère et soeur jumeaux qu'elle nomma respectivement Liam et Sarai.
Mais l'accouchement ayant engendré d'importantes complications, le petit garçon trépassa. Fort heureusement, Sarai, elle, survécut et son père décida de faire reposer sur la petite tous les espoirs qu'il avait nourris pour son fils mort-né.
Il commença par la rebaptiser avec le nom du disparu : Liam.
La fillette connut une existence libre et heureuse du moment qu'elle resta une fillette. Alors que son père travaillait dans l'atelier de menuiserie, sa mère profitait des moments passés avec sa petite fille, redoutant le jour où il faudrait en faire un petit homme.
Un beau matin, alors que Liam avait tout juste huit ans, son père la réveilla, l'amena à la menuiserie et lui annonça ceci : "Désormais, après chaque journée d'école, et chaque fin de semaine, tu m'aideras à la menuiserie pour travailler."
Ana protesta mais ne put rien changer à la décision du père.
Le coup de grâce fut donné lorsque Francis Orson plaqua Liam de force sur une chaise et la força à se faire couper les cheveux au ras du crâne.
Ana tenta désespérément d'empêcher son mari de couper les cheveux de sa fille si courts, ce qui lui apparut presque comme une mutilation, mais le père n'en eut cure et la fille ignora royalement la colère maternelle. Elle se mit à lui être totalement indifférente, ne lui adressait même plus la parole, pour mieux peut-être accepter son sort sans rechigner.
Après quelques mois de mise en quarantaine, Ana ne put souffrir davantage l'ambiance familiale et prit la fuite pour retourner en Colombie.
Francis et Liam restèrent seuls, Ana emportant le souvenir de Sarai dans ses bagages.
*
Même si la vie s'écoulait doucement pour les Orson, Liam était en complet échec scolaire. Ce n'est pas qu'elle manquait d'intelligence, c'est qu'elle n'avait pas du tout la logique qu'on attend des écoliers. Elle n'arrivait pas à obéir aux consignes données par les instituteurs, surtout quand il s'agissait d'une femme. La seule personne qu'elle respectait et admirait était son père. Quand on lui demandait où était sa mère, elle répondait : "Elle est morte."
Pour ne rien arranger, les enfants de son école se moquaient de son allure garçonne, il arrivait même qu'on frappe la petite fille à la sortie de l'école. A cause de cela, Liam s'isola. Le seul endroit où elle se sentait bien était la forêt environnant sa maison. Un lac longeait l'atelier de menuiserie et on apercevait au loin les montagnes des Rocheuses, perdues entre des pins géants.
Petite, chétive, solitaire (pour ne pas dire sauvage), le regard froid et dur, Liam était peu appréciée même des adultes. On lui disait qu'elle ne ferait jamais rien de sa vie, que c'était peine perdue. Pourtant, son père croyait en elle. Il lui disait : "Tu es née pour réussir, Liam. Ne l'oublie jamais."
*
C'est en voyant un combat de boxe thaï à la télévision, un des rares soirs où Liam était autorisée à regarder le petit écran, que la jeune fille sut de quelle façon elle allait passer à l'action pour ne pas se laisser faire par les autres.
Liam avait onze ans et s'apprêtait à entrer au collège, il n'était pas question qu'on lui manque de respect pendant quatre années d'affilée.
Elle sollicita son père pour lui demander de l'inscrire à un cours de boxe mais sa requête s'essuya par un refus. Déterminée, décidée à voir le bout du tunnel, et en bon Taureau, têtue comme pas deux, Liam insista et insista encore auprès de son père. Elle se donna encore plus de mal à la menuiserie pour lui prouver qu'elle méritait ces cours de boxe, qu'elle était prête à tout pour y accéder et naturellement, Francis finit par céder.
Ce fut le coup de foudre dès le premier cours.
Liam s'avéra rapidement très douée et rigoureuse, et ne se fit embêter par personne au collège. C'est à cette époque qu'elle se forgea un caractère dur, une carapace épaisse comme l'acier, et devint littéralement inatteignable. Personne n'osait l'embêter. Elle prit trente centimètres au cours de ces seules quatre années et quelques kilos de muscle. Son père s'inquiéta car la jeune fille commençait à déserter la menuiserie et refit pousser ses cheveux de quelques centimètres sous la nuque.
Les années passèrent, Liam abandonna l'atelier et s'adonna à sa passion pour la boxe. Parallèlement, elle lisait en secret dans sa chambre des poètes romantiques et écrivait des vers à son tour. Son père ne s'inquiéta pas de l'abandon de Liam puisqu'il vit que la jeune fille s'orientait vers un avenir bien plus reluisant de sportive professionnelle.
A l'âge de dix-sept ans, Liam annonça à son père : "Papa, je veux être agent de sécurité. Je veux protéger les autres." C'était sa revanche sur le monde et la preuve qu'elle n'était pas rancunière envers la méchanceté gratuite propre à l'Homme. Son père se scandalisa de ce choix, qu'il jugeait dangereux et se rendit compte que Liam n'était qu'une jeune fille et que ce métier n'était pas fait pour une femme frêle.
Liam fut outrée. Comment, alors que son père l'avait toujours élevée comme un garçon, pouvait-il désormais la renier et lui réattribuer un statut de fille ?
Les gens qui entouraient Liam réagirent de la même façon. Alors que Liam était douée pour quelque chose, s'était battue pour réussir, on se moquait de ses choix, on lui manquait de nouveau de respect. Pourtant, on l'avait déjà rejetée lorsqu'elle n'était bonne à rien. La jeune femme sentit l'injustice croître autour d'elle et prit une décision.
Elle deviendrait agent de sécurité, elle rendrait des services aux autres, mais personne n'aurait à lui demander quoi que ce soit en retour. Elle voulait simplement accomplir son devoir, et revenir ensuite à sa solitude initiale.
C'est ce qu'elle fit.
*
Cela fait un an que Liam a enfin terminé sa formation d'agent de sécurité. Elle est sortie première de sa promotion et a pu se vanter d'obtenir une belle lettre de recommandation. Elle est toujours en froid avec son père, mais celui-ci a toujours masqué en vérité une grande fierté derrière sa déception.
Il y a un an, donc, Liam pouvait enfin s'apprêter à partir de chez elle, à quitter les Rocheuses pour officier en Californie, où une riche actrice lui avait proposé un travail de garde du corps.
Malheureusement, tout ne se passa pas comme prévu. C'était sans compter la venue d'une femme, un matin, une femme peu âgée, accompagnée de nombreux bagages. Le soleil venait tout juste de se lever, là-haut, dans l'azur alors parcouru de tons oranges et roses, et Liam était assise près de l'eau, occupée à faire des pompes. La femme aux bagages trouva là une toute jeune femme en sueur, les muscles saillants, le regard déterminé et brune comme elle.
"
Hija mia... s'exclama-t-elle dans un sanglot."
Liam, surprise par un cri dans le silence de l'aube, se retourna et les yeux troublés, sentit couler des larmes sur ses joues. Que faisait-elle là ? Depuis tout ce temps... Elle avait reconnu sa mère, Ana. Cette dernière n'avait pas beaucoup vieilli depuis vingt ans. Ses joues s'étaient un peu creusées mais c'était toujours ce sourire calme et ses yeux plein de tendresse qui figuraient sur la figure mate d'Ana.
Les retrouvailles furent rapides, discrètes, près de l'eau. Vite. Une étreinte, des mots lâchés, des excuses, des regrets, une promesse de nouveau départ. Vite, avant que le père ne se réveille et qu'il les voit là, toutes les deux, revivre. Car Sarai était réapparue l'espace d'un instant, dans le regard de Liam. La petite fille qu'elle avait été n'était pas morte.
"Je dois y aller, si ton père me voit ici,
mi cariña, il me tuera."
Avant de repartir, sa mère lui expliqua le secret caché derrière l'éducation peu conventionnelle de Liam. La mort de son frère. La décision de son père. La destruction d'une famille.
*
La colombienne était repartie depuis presque une semaine. Elle avait laissé un numéro où la joindre à sa fille mais celle-ci ne se levait même plus de son lit pour accéder au téléphone, posé sur son bureau. Elle était restée immobile, dans le noir, recroquevillée sur elle-même, blottie sous sa couette. Elle était paralysée de douleur. Comment son père avait-il pu faire une chose pareille ? Il avait essayé de créer un enfant parfait. Il n'avait jamais aimé Liam pour ce qu'elle était mais il avait aimé ce qu'il avait créé, et seulement cela, il avait donné de l'amour à un automate. Liam, depuis sept jours, ne se sentait plus elle-même, ni la fille de son père. Comment compter sur sa mère qui était si loin ? Si loin, alors que l'avenir de la jeune diplômée était ici, aux Etats-Unis, où elle avait même réussi à décrocher un travail extraordinaire.
Les trois premiers jours d'enfermement, le père frappait à la porte fermée à clef sans relâche, il avait peur, il demandait à Liam si elle avait faim, ou soif, ou peut-être aurait-elle voulu tout simplement rester seule ? Il suffisait seulement qu'elle donne une réponse au sujet de ses intentions à son père, une seule, et il serait reparti. Mais elle maugréait seulement : "Non." Le cinquième jour, le père demanda à Liam si elle s'était nourrie et abreuvée alors qu'il avait travaillé à l'atelier. Elle mentit et répondit à l'affirmative pour la première fois depuis cinq jours. Elle n'avait malgré tout pas pu résister à boire un verre d'eau qui traînait sur le bureau le troisième jour. Le cinquième et le sixième jour, elle se leva pour recueillir et boire un peu de rosée sur le bord de sa fenêtre.
Le septième jour, son père lui proposa de descendre, elle refusa, il s'énerva en menaçant d'enfoncer la porte, demanda ce qui s'était passé, s'effondra, supplia qu'on lui dise quand s'arrêterait le cauchemar.
Liam se dit que c'était la fin, et qu'elle ne méritait pas de vivre une vie aussi cruelle et pesante. Sa gorge était trop sèche et son front était brûlant. Elle sentait tous ses membres engourdis, douloureux, et une douleur profonde lui déchirait les entrailles. Elle réussit péniblement à se lever, se sentant comme un cadavre vivant ou comme un fantôme fait de brouillard qui flottait au-dessus du sol. Elle avançait lentement, car elle était prise d'un mal de crâne épouvantable et voyait flou.
"
Je vais mourir, pensa-t-elle en touchant sa poitrine, sentant son cœur battre anormalement vite."
Liam ne répondit pas à son père. Elle ne répondit plus jamais. Francis Orson entendit un bruit de flash, aperçut un vif éclat de lumière sous la porte puis, inquiet, hurla, hurla et finit par arracher la porte de ses gonds en fonçant dedans.
Mais sa chère fille avait disparu. C'était comme si elle n'avait jamais existé.